Il suffit pourtant de franchir l’une des vieilles portes de
la médina pour retrouver la Tanger éternelle. Celle du Grand Socco magnifié par
Joseph Kessel : une vaste place colorée par ses étals de fruits et poissons et
la présence impassible de ses femmes drapées de leur fouta de tissu blanc et
rouge.
“Imaginez ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans
les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons,
des Brutus, auxquels ne manquent même pas l’air dédaigneux que devaient avoir
des maîtres du monde”, écrivait Delacroix en 1832. Il suffit de pousser jusqu’à
la place de la casbah pour être invariablement saisi par la clarté de cette
baie lavée par le chergui, ce vent sec et chaud venu de l’est, et dont la
lumière fut immortalisée par Matisse.
Matisse. Vue sur la baie
Aujourd’hui encore, il n’est qu’à se perdre au gré des
ruelles et placettes de cette antique cité portuaire pour comprendre pourquoi
Tanger n’a cessé d’envoûter voyageurs, artistes et écrivains. En 1867, déjà,
Mark Twain était sous le charme : “Tanger est une ville étrangère s’il en fut
jamais, et on ne peut trouver son âme véritable dans aucun autre livre que les
Mille et Une Nuits. Pas un seul blanc et pourtant un essaim de gens autour de
nous. Voici une ville bondée et bourrée, enfermée dans une muraille de pierre
massive qui a plus de mille ans.” Le secret de cette ville ? Sans doute cette
capacité de survivre aux diverses frénésies qui ont tenté de la faire basculer
dans la modernité. Arabe au VIIIe siècle, dominée par les Européens dès le XVe
siècle (Portugais, Espagnols puis Anglais), la ville fut déclarée “zone
internationale” en 1923. Le reste du Maroc est placé sous protectorat français,
Tanger est placée sous l’autorité d’une dizaine de pays.
En un demi-siècle, la ville est chahutée, bousculée par la
convoitise débridée des Nations. Les investissements étrangers affluent. Avant
la Seconde Guerre mondiale, fruit de ce métissage économique et culturel, la
ville “nouvelle” voit le jour, au pied de sa médina. Hôtels, cafés, théâtres,
légations… Partout des styles tentent de laisser une empreinte. Mais loin de
perdre son âme dans ce bric-à-brac architectural, Tanger s’en nourrit et
renaît. Peu à peu, la ville digère et agglomère ces nouveaux conquérants à son
identité arabe. En 1938, Paul Morand écrivait : “C’est une personne officielle,
une fiction diplomatique. Elle ne pousse pas de racines profondes dans la terre
d’Afrique. Ville internationale, ses égouts sont espagnols, son électricité
anglaise, ses tramways français, et dans ce guêpier inventé par les
chancelleries (afin d’empêcher que l’entrée de la Méditerranée occidentale
n’appartienne à un seul), il y a peu de vrais Marocains. Mais Tanger est beau à
la minute où, de l’Atlantique, on l‘embrasse avec Gibraltar d’un seul coup
d’œil.”
Emilio Sanz de Soto, Pepe Carleton, Truman Capote, Jane y Paul Bowles
En quelques décennies, mais surtout dans les années 1950 et 1960,
des écrivains du monde entier séjournent dans la ville. Séduits, ils
reviennent, s’attachent, s’installent. Truman Capote, Jack Kerouac, Tennessee
Williams, Paul Morand, Roland Barthes, Jean Genet, Marguerite Yourcenar, Paul
Bowles… La plupart ont laissé des carnets de voyage, des romans, des films.
Avec cette folie partagée de vouloir dompter la magie du lieu. “C’est à Tanger
que j’ai rêvé d’une folie aussi crédible. Oui, un écrivain aux prises avec ses
propres démons, comme moi quand je marchais tard dans la nuit, ivre et perdu
dans les ruelles du Socco. Oui, ce festin était le mien aussi”, notait Williams
Burroughs à la fin des années 1950. Il reste de nombreuses traces de ce passé
littéraire. Les lieux, bien sûr, presqu’inchangés, évoqués dans tous ces
livres ; des hôtels (le Minzah, le Continental, El-Muniria) et des cafés
mythiques. Il reste surtout Tanger. Celle qui fut rendue aux Marocains, à
l’Indépendance du pays, en 1956. Puis celle, qui, depuis un demi-siècle, tente
d’écrire un nouveau chapitre de son histoire. Délaissée sous le règne d’Hassan
II, Tanger fut la première cité marocaine à être visitée par le roi Mohamed VI
après son investiture (1999). Les Tangérois y ont vu un signe. Car ce Tanger-là
n’a rien perdu de son charme d’antan. Il fête chaque année un Salon du livre et
continue d’attirer artistes et écrivains.
Certes, l’ambiance n’est plus celle des années d’après
guerre. L’attirance des auteurs étrangers pour l’exotisme oriental est passée
de mode. Mais la tradition survit, perpétuée par des écrivains européens comme
Daniel Rondeau (Tanger, 1987 et Retour à Tanger, 1997). Surtout, la ville a
fini par inspirer des écrivains de langue arabe. Dans la lignée de Mohamed
Mrabet, premier auteur marocain à avoir été publié chez Gallimard, Tahar Ben
Jelloun ou Mohamed Choukri (enterré à Tanger en 2003) ont écrit sur la ville.
Mais avec un autre regard. “Quand je suis arrivé, il y avait deux Tanger : le
Tanger colonialiste et international et le Tanger arabe, fait de misère et
d’ignorance. A l’époque, pour manger, je faisais les poubelles. Celles des
Européens de préférence, car elles étaient plus riches”, écrivait Choukri,
évoquant son arrivée dans les années 1950.
Soixante ans plus tard, le rapport Nord-Sud est toujours
aussi fort dans la ville. Mais il s’est inversé. Au temps de la colonisation,
l’Europe regardait Tanger avec envie. Aujourd’hui, c’est Tanger qui rêve
d’Europe. Au pied de l’impassible médina, dans la frénésie bétonnière du
nouveau port, des milliers de harragas (“brûleurs”), candidats à l’émigration
clandestine, brûlent leurs papiers avant de tenter un passage vers l’autre
rive."
Olivier Piot
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